Tous ceux qui s’élanceront du Havre, le 29 octobre prochain, connaissent la Transat Jacques Vabre Normandie Le Havre par vécu personnel ou par réputation. Ces marins en saisissent la rudesse, les caprices de l’océan en automne, les dépressions, la pétole parfois, les nuits qui n’ont rien de reposant et la fatigue qui ronge. Ils savent à quel point il est précieux d’être deux, de croiser un regard entre deux quarts, d’échanger pour garder la tête froide et ne pas se faire happer par un trop plein d’émotions. Ils ont en mémoire aussi la riche histoire de la course, ces trente ans qui ont marqué les esprits et qui s’inscrivent comme un passage obligé pour tous ceux qui rêvent de large et d’océan.
Au nom de « Paulo »
Aucune histoire chez les femmes et les hommes de mer n’est épargnée par les drames. La Transat Jacques Vabre Normandie Le Havre ne fait pas exception. Et il y a un souvenir qui a marqué des générations de skippers : la disparition de Paul Vatine. 21 octobre 1999 au large des Açores. Marc Guillemot et Jean-Luc Nélias se déroutent pour porter secours à Groupe André, le bateau de « Paulo » et Jean Maurel. La scène est apocalyptique avec la houle, les rafales à 50 nœuds, la mer déchaînée et ces efforts interminables, ces cris, ces regards désespérés...
Jean est rescapé, « Paulo » est introuvable. La course au large perd une de ses étoiles, double vainqueur de la Transat Jacques Vabre et doté d’un palmarès de géant. Mais les marins perdent bien plus que ça : un regard, une personnalité à part, une certaine idée de l’existence, de l’effort, du dépassement de soi. Son attaché de presse, Denis van den Brinck, écrit : « Paul était romantique, romanesque. Un homme intellectuel (…) qui cherchait un sens à tout, était dans une quête d’absolu et de vérité ».
Entre difficulté et profusion d’émotions
Paul Vatine avait confié à L’Humanité, quelques jours plus tôt, qu’il avait « toujours la peur du chavirage » rappelant que « traverser l’Atlantique reste quelque chose d’éminemment difficile ». Derrière les mots, il y a la réalité des conditions, l’assurance de devoir plier l’échine face à la force et à la rudesse des éléments. Nombreuses ont été les tempêtes qui ont secoué les concurrents de la Transat Jacques Vabre, les dépressions qui ont balayé la flotte. Parfois le départ est décalé (2003, 2011), parfois une dépression coupe l’Atlantique (2009), ou elles s’enchaînent dès le départ (trois en 2011), parfois on s’abrite en baie de Morlaix (2013), ou on s’incline devant la fatalité, les chocs avec les ofnis et les avaries en pagaille…
Les skippers sont en première ligne et les casses sont nombreuses. Bernard Stamm et Christophe Lebas, violemment secoués par une vague, ont été blessés (sternum enfoncé pour Bernard) en 2003. Deux ans plus tard, dix duos sont contraints à l’abandon dans le golfe de Gascogne. Groupama 2 chavire au niveau des Canaries et Franck Proffit, gravement touché aux côtes est hélitreuillé en urgence. Yves Le Blevec, lui, s’en sort avec une luxation du pouce en 2009 quand le bateau qu’il manœuvre avec Jean Le Cam se renverse. De leur côté, Lalou Roucayrol et Mayeul Riffet ont dû faire preuve d’une incroyable patience en 2013. Ils ont passé 80 heures dans les 4 m² de leur trimaran retourné, à 200 milles des côtes portugaises…
Souffrir, courber l’échine, s’employer sans compter et aspirer à des jours meilleurs. Il faut une capacité de résistance insoupçonnée pour résister aux affres de l’océan. Pourtant, ce sont ces difficultés, ces morceaux de souffrance qui alimentent l’abnégation et le bonheur simple de se dépasser, d’aller au-delà du possible. Ce sentiment-là grandit au fil des jours en mer, à mesure que les soucis sont résolus et que les milles sont grappillés. Se dessine alors, à travers la compétition haletante vers cette terre de café, l’indicible bonheur qui affleure tous ces compétiteurs. La résistance dans le no man’s land iodé donne un surplus d’énergie, un regain d’enthousiasme, une maîtrise plus aiguë de ses compétences et de ses émotions. Vient alors la chaleur, les cirés à oublier, les shorts et les lunettes de soleil à sortir. Le rush final se déroule sous des températures estivales, comme un rappel de l’été trop lointain et une douce récompense.
Le Cam-Riou, l’amitié et la « course parfaite »
Passer la ligne est une décharge d’émotions en soi, quels que soient le classement et la destination finale, de Carthagène à Fort-de-France, de Salvador-de-Bahia ou Itajaí à Puerto Limon. Ce sont des images de joie, d’étreinte et d’embrassades, des bras levés au ciel, des fumigènes allumés, un bonheur communicatif. Certains en ont plus l’habitude que d’autres : Paul Vatine, adoubé lors du premier départ chez lui, au Havre, et vainqueur à deux reprises, Jean-Pierre Dick et Franck Cammas, lauréat chacun quatre fois. A leurs côtés, tous tissent de belles histoires d’amitié. Il y a les plus connues – Éric Tabarly et Yves Parlier (1997), Vincent Riou et Jean Le Cam (2013), Franck Cammas et Steve Ravussin (2001, 2007) – et tous les autres.
Car toute relation humaine est bouleversée par cette poignée de jours loin du monde des hommes à ferrailler au cœur de l’Atlantique. Certains ont même l’audace de partir en famille : les frères Bourgnon qui avaient survolé la course en 1997, les Escoffier père et fils qui s’était imposé chez les Multi50 en 2005, Anne Caseneuve qui s’était élancé avec son compagnon Philippe Houdet (2005) puis leur fille Djamina (2007)... Miranda Merron et Halvard Mabire, unis à terre comme en mer, ont également tenté leur chance ensemble en 2019. Pour les autres, le partage d’une quinzaine de jours en mer a contribué à renforcer les liens et souvent à créer des histoires de respect, de reconnaissance et d’amitié qui ont la capacité de résister à tout.
Pour les autres, le partage d’une quinzaine de jours en mer a contribué à renforcer les liens, à débuter des histoires ou les renforcer un peu plus. Parmi celles-ci, il y a celle entre Vincent Riou et Jean Le Cam. Le premier avait secouru le second au large du Cap Horn lors du Vendée Globe. Les deux s’associent en 2013, bataillent face au duo Gabart-Desjoyeaux et parviennent à s’imposer à Itajaí. « Nous avons été concurrents et on a fini par gagner une course ensemble, sourit Vincent Riou. On n’est pas loin de l’histoire parfaite ».
Et il y en a tant de ces histoires de passion, de respect et d’amitié en trente ans de Transat Jacques Vabre.